Le Labyrinthe Prologue Ca défilait comme dans un conte pour enfants trop gourmands : chocolat, liqueurs, ours en guimauve, dragibus, et du coca, et du seven up, et encore du chocolat, du chocolat au lait, du noir, avec du riz, des amandes, du raisin, du fourré à la praline ou pailleté d’écorces d’oranges, et des haribos, ah ! des fraises, des réglisses, des boules de coco, des dragibus, des mars, des bounty en pagaille, des monceaux de bonbons et d’alcool que la petite caissière du Franprix bipait en couvrant son placide client de regards complices. Ecartant deux mèches lissées et colorées d’un visage métis, elle lui glissa quelques mots avec sa monnaie : « Avec tout ça, je crois pas que la fête soit ratée. » Pas mal, ce type qui rangeait méthodiquement les paquets de bonbons au fond des sacs. Belle allure, pas du genre bavard, ni de celui à s’occuper de ses fringues, et pourtant, pas mal, c’est dire. Mais quand il lève les yeux vers vous, c’est pour n’y lire que de la dureté et de la souffrance, un regard de victime résolue. Il grommelle un sarcasme : « Ouais, une fiesta d’enfer. » Et soulève ses sacs pour partir aussitôt. Pas le temps de lui arracher un sourire, un regard, son prénom. Ou de lui tendre le ticket de caisse, de toute façon, il le prend jamais. Mais Bazin, lui, il prend le ticket. Il lui arrache de ses mains, même, en haletant. Un gros type qu’on aurait dit tout droit sorti de son village, avec le haut de son crâne luisant, ses lunettes vieillottes, sa moustache de paysan d’entre deux guerres et sa parka jaune pisseux. Ben oui, il laisse tomber ses emplettes, comme ça, prend le ticket de l’autre, bafouille deux mots, et s’en va à la poursuite de l’autre dans une course hésitante. Il le quitte pas des yeux, mais le suit pas vraiment, de toute façon, il sait où il va, et il va pas loin. Il tend le ticket au Chef qu’est dans la voiture, il prend la place à coté, et confirme : « C’est pour ce soir, chef. » Celui que Bazin appelle « Chef » défroisse gracieusement le ticket de caisse et énumère d’une voix claire, grave et suave la liste interminable des douceurs et conclut laconiquement après un silence chargé de réflexions : « Effectivement, c’est pour ce soir. » Un des passagers à l’arrière s’appuie sur son siège et déclare avec ressentiment : « Qu’est ce qui se passe, ce soir, un goûter d’anniversaire ? Je note tout, Monsieur Pierre, je note tout, sachez le. » Jusqu’à présent Pierre avait mené incontesté tous ses projets à terme, car farfelus qu’ils pussent sembler, leurs conclusions avaient été jusqu’alors si extraordinaires, si fantastiques, qu’elles demeuraient et demeureraient encore des secrets d’Etat absolus, et, parfois même, si bouleversants, confinés dans la seule mémoire de Pierre lui-même. Même si question budget c’était pas l’Eldorado, il avait eu du matériel, des infrastructures, la confiance des puissants, et pour cause : il les tenait dans sa main avec son Labyrinthe. Mais il fallait croire que la ronde des puissants et des pantins avait accéléré à son insu, et on ne sait quelle instance lui avait mis dans les pattes, pour ce jour-ci, deux élites de Bercy sapés comme des milords pour évaluer le bien fondé des budgets alloués. C’était la première fois depuis des dizaines d’années et après l’avoir mis hors de lui, il l’avait accepté avec philosophie, car finalement il y avait plus important ce soir, car ce soir, selon toute apparence, allait se produire quelque chose de si important que même son Labyrinthe ne semblait rien en comparaison. Et l’autre idiot derrière qui ne se doutait de rien. Il baissa la tête pour le scruter dans le rétroviseur au dessus de ses lunettes fumées, et le regard qu’il lança à l’inspecteur des finances sembla paralyser ce dernier qui se recroquevilla immédiatement en pâlissant. « Des friandises » grommelait-il en observant nerveusement son collègue. « Nous ne savons rien, expliqua l’autre avec compréhension. Votre division ne communique ni son activité, ni ses résultats, ce n’est comptablement qu’un centre de pertes. L’armée et la recherche, la sécurité, les fonds occultes dont nous sommes dans la confidence nient vous prendre sous leur responsabilité, et pourtant vous existez. Nous aimerions produire n’importe quel rapport sur vous, même une hypothèse. Peut être quelque chose qui nous ferait gagner quelques mois, le temps pour vous de rédiger un justificatif détaillé, mais sans informations complémentaires, et dans l’immédiat, des mesures seront prises. » « Vous ne vous doutez pas de notre niveau dans la hiérarchie fiscale, renchérit l’autre avec dureté. Nous sommes tout comme vous de ceux dont on ne connaît pas le nom. » Même moi je doute de ma propre identité. Pierre ne répondait rien. La vérité n’aurait pas joué en sa faveur, et un mensonge…les mensonges sont d’autres labyrinthes. « Le passé…continua l’inspecteur, votre historique budgétaire nous portent à adopter une attitude bienveillante envers vous, toutefois nous devons clarifier votre activité actuelle car votre opacité en termes de communication ne nous permet pas d’évaluer au plus juste, ce qui est notre mission… » Mais la vérité, pensait Pierre en écoutant le laïus prévisible, c’est qu’il faisait traîner les choses en longueur depuis vingt ans pour détourner les fonds vers des centres d’intérêts plus cruciaux. Il n’avait desserré les dents depuis leur poignée de main matinale si ce n’est pour lire la liste des commissions de leur sujet, et les avait cantonné entre l’ignorance et le mépris, aiguisant leur patience avec une attente de plusieurs heures dans une voiture inconfortable parquée devant un Franprix ordinaire de l’avenue des Gobelins. D’autres les avaient propulsé là pour lui mettre la pression pour la complétion du Labyrinthe. Il pesait le pour et le contre, mais la tournure des événements allait jouer en sa faveur. En frappant un grand coup, il gagnerait dix ans de tranquillité, qui sait, il pourrait même pousser les pions pour faire atterrir hulu et berlu qui poireautaient à l’arrière sur la plus haute marche du piédestal, et gagner ainsi leur vaine reconnaissance. Il rajusta ses lunettes noires, passa sa main sur son visage long puis dans ses cheveux courts, et dit enfin : « Votre patience va être récompensée, car aujourd’hui vous allez avoir un aperçu des enjeux pour lesquels notre division existe. Vous avez vu le gamin avec les sacs, tout à l’heure ? Ca, c’est sa liste de commissions. Bazin, explique-leur. » Bazin se fit pas prier. Ah ça, pour faire son intéressant, il adorait. Il était nul, mais d’une loyauté sans faille. Enfin, juste les failles de son incompétence, mais c’était déjà pas mal. Il fourra son Rubik’s Cube dans sa parka et se retourna pour expliquer avec force gesticulations : « On suit Laurent depuis un peu moins d’un an. Bon, pas autant que maintenant, mais grosso modo, sept, huit mois. On a eu la puce à l’oreille par une main courante, une histoire pas banale. » « Fais court, Bazin, on a pas la journée. » « Nous avons tout le temps, je vous prie de raconter avec tous les détails. » Et Pierre de soupirer d’inconfort. Oui, le rapport de police d’un type qui avait sollicité une sorte de détective dont il avait trouvé l’annonce sur un papelard gratuit de banlieue. Sa femme s’était tirée quinze jours plus tôt et comme on la savait légère et sans attaches, y avait pas eu d’alarme. Mais le détective, ou plutôt, le gamin, car il avait entre vingt piges maxi, il l’a retrouvée en deux jours, vingt kilomètres plus loin, au fond de sa voiture arrangée style César, dans un ravin. « Trop rapide pour être honnête, surtout que le type a pas posé de question. La femme, c’était que des petits morceaux, et pourtant il a exigé l’argent. Quand l’autopsie a montré que c’était bien elle, on savait qu’on tenait quelque chose, même si c’était pas assez pour dire que c’était notre premier grounde. » « Un grounde ? » « Ground, corrigea Pierre avec un accent correct. Un terme américain. Nous nous inspirons de leur méthodologie. Nous n’avons pas l’exclusivité de notre activité. » Et on a même un putain de retard sur eux. « Un ground, c’est une preuve tangible, incontestable et établie de façon rigoureuse par notre équipe qu’une personne est un sujet, c'est-à-dire… » « C’est bon, continue ton histoire Bazin. » Les pires trahisons sont celles accomplies avec les meilleures intentions du monde. On avait pas mis longtemps à repérer l’annonce en question. Deux coups montés par des tiers de confiance ont été mis en place, juste assez pour comprendre le profil du mariole. Un type simple, qui s’appelait Laurent, un jeune, qui vivait seul. Pas le genre à rigoler, ni à courir les filles. Ni les mecs, d’ailleurs. « Et c’est pas faute d’avoir essayé. On lui a mis dans les bras des petites brunes, des blondes, ah, à mourir ! Il les fuyait. » « Il fuit les vivants. » Oui, sa spécialité, c’était plutôt les morts, en fait. S’il y avait un mort, il se déclarait compétent et prenait l’enquête. Alors on a monté un coup aux petits oignons, une collègue qui jouait la veuve en souffrance éplorée et qui craignait que son mari ne fût victime d’un quelconque accident, et qui sollicitât les services de notre sujet, moyennant finances bien entendu, sinon quoi notre ami ne se déplaçait pas. Mais quand il revint voir notre indic, ce fut pour lui coller un aller retour magistral et sec ; il fut relaté par la suite que Laurent avait été pris d’une grande fureur, alors qu’à l’ordinaire, il est surtout décrit comme se murant dans une froide misanthropie. Il flairait les coups montés. Alors on a joué finaud, on l’a mis sur écoute, on a attendu, et il a fini par être sollicité par une dame de la haute qui venait de perdre son mari et qui le craignait mort quand tout le monde le croyait à Las Vegas avec sa maîtresse. Chou blanc une fois de plus, car Laurent a conclu l’affaire rapidos : selon lui le mari était pas mort. Et effectivement, il était bien à Vegas. « Mais je ne comprends pas, » siffla alors le plus jeune d’entre eux entre ses dents du bonheur, un type à la face carrée serrée par une cravate rouge sang. « Que cherchiez vous à déterminer ? » « Que ce type…ce Laurent…il sait ce qui arrive quand…enfin… » « Nous cherchons à établir que Laurent a la faculté de parler avec les morts. » expliqua Pierre abruptement. Son ton implacable ne laissait pas de place à la plaisanterie, et leurs auditeurs ne savaient sur quel pied danser. Des regards gênés s’échangèrent alors que Pierre détournait le sien avec résolution et tirait de sa poche intérieure un paquet de clopes élimé aux coins. Il l’ouvrit pour tirer l’une des cinq cigarettes restantes, mais comme frappé de la souvenance d’un pacte, le referme aussitôt avec nervosité. Ca n’en vaut pas le coup. « Il y a un mois, reprit Bazin d’un ton vidé de toute légèreté, nous sommes tombés sur une vraie occasion. Lors d’un accident classé confidentiel, un soldat, un certain Blatsky, a trouvé la mort, laissant une femme et une fille, qui ne sont pas encore au courant de la réalité du décès, en raison de la confidentialité des circonstances. Avec l’assistance de l’Etat major, nous avons gagné quelques semaines pour les laisser dans le doute, et nous avons aiguillé la femme sur Laurent…je vous passe les détails, mais là, on tient notre test. » Un black longiligne aux cheveux courts, habillé de jaune de pied en cap, toqua à la fenêtre coté Bazin. Avec une énergie de mouvements qui ne le méritaient pas et qui firent tanguer le véhicule, ce dernier baissa la vitre : « Je vous informe comme prévu. Il a commandé la canadienne. » Bazin se tourna vers Pierre puis se figea, comme paralysé par la peur. « C’est pour ce soir, c’est sûr maintenant. » souffla-t-il d’une voix éteinte par les perspectives. Pierre tendit entre deux doigts un billet soigneusement plié en quatre au noir qui s’en fut après un hochement de tête entendu. « Et bien quoi, dit Pierre agacé par la torpeur effrayée de son collègue. C’est pas trop tôt. Et nous sommes prêts. » « La canadienne ? » répéta le plus vieux des auditeurs. « Laurent bosse au Speed Rabbit Pizza, ils ont droit à prendre une pizza pour chez eux après leur service. La canadienne, c’est sa préférée. » « Il y a un rapport avec les bonbons et l’alcool ? » Pierre se retourna vers eux pour la première fois et leur expliqua de sa voix tranquille : « Laurent a un style de vie fait de privations et de frustrations. De deux choix il prend toujours le déplaisant. Des singularités de ce comportement ont été observées et nous pensons qu’elles sont liées à ce que nous appelons ses « méthodes d’enquête ». Maintenant messieurs vous allez nous suivre. Mais attention : motus et bouche cousue. Vous pouvez noter mais pas un bruit. » Les portières claquèrent alors que le tonnerre sourdait au travers d’un ciel plombé. Ils échappèrent en trottant aux premières gouttes en remontant leurs vestes par-dessus leurs têtes et en filant sous les porches. Pierre poussa une porte cochère plus grande que les autres, à l’ombre de la manufacture centenaire et s’engagea dans un couloir piqué de tissu et tapissé de velours vieillot, d’un pas difficile à suivre. Mais il fut suivi, et dans l’escalier étroit en colimaçon orné de fleurs d’étain poli par les ans, et dans un couloir au parquet grinçant mais où Pierre, lui, évoluait dans des foulées aussi énergiques que silencieuses. Il rappela le souhait de silence d’un index sur les lèvres et d’un air entendu aux auditeurs alors qu’un éclair traversait une ouverture en pavé de verres au fond du couloir, puis pointa une porte d’un air entendu. Pas de nom sur la sonnette. Il s’écarta de deux pas pour glisser une grosse clef de métal dans la porte voisine et y inviter l’équipe. A l’étonnement muet du duo de Bercy, un débarras technologique avait été entassé en vrac partout dans la pièce : un gros générateur ronronnait, attaché de câbles liés à des machineries fixées sur le mur mitoyen. Une batterie d’ordinateurs en veille affichait des défilements de chiffres traduits dans des graphes actualisés de façon permanente. Un technicien surveillait attentivement un écran hors d’âge. « Maintenant nous voyons où part le budget. » « Détrompez vous, grinça Pierre entre ses dents. Il n’y a pas d’onduleur ? Avec ce temps. Si on a une surcharge vous me le paierez. Oui, détrompez vous. Le matos est vieux, et nous l’avons mis au point, revendu en interne, aux services de renseignement…Bazin, où sont les onduleurs ? Vous me le paierez tous. Non, messieurs, les charges sociales coûtent bien plus que n’importe laquelle de ces machines. Heureusement que les indics sont au black. » Pierre cessa de fouiller dans des cartons remplis de rallonges électriques et se pencha sur le technicien. Son écran affichait une reconstitution monochrome de la pièce voisine, où l’on distinguait clairement une forme humaine affalée sur un canapé. « Où en sommes nous ? » « Il regarde le foot. » « Il regarde le foot, excellent. Enregistrez tout. » Un des auditeurs se pencha vers l’autre : « Enregistrez tout vous aussi. Tout ce déballage technologique pour de l’inutile. » Pierre lança par-dessus son épaule un rictus méprisant. Il l’humilierait ou le tuerait, peu importe. Bazin poussa des cris d’orfraie : « Il ouvre la pizza ! Il l’ouvre, la pizza ! » en montrant la personne qui détachait le carton sur l’écran noir et blanc. L’inspecteur explosa : « Mais c’est ridicule ! Mais j’ai honte pour…» mais Pierre interrompit sa protestation en serrant son poignet de tension, les yeux rivés sur l’écran. Et soudain le tonnerre éclata si fort que les murs tremblèrent et certains écrans s’effacèrent après être traversés de zébrures. Le générateur s’endormit lui aussi et un silence absolu engourdit la pièce, a peine trahi par les trombes d’eau dont le fracas s’abattait sur les murs. « Pas maintenant, non ! » « Il faut rebooter les machines, » déclara le technicien. « Branchez les onduleurs avant ! » Ils se jetèrent tous les trois sur l’enchevêtrement de fils afin de brancher avec fébrilité les raccords. Et après ces instants qui sont ceux qui durent des éternités, l’appareillage fut de nouveau fonctionnel, et la figure fine et maladroite de Laurent réapparut, en train de taper sur le haut de la télé. Apparemment, il avait aussi des problèmes. Une voix grésillante sortit d’un haut parleur. La voix de Laurent. « Bon. Va falloir s’y mettre. » Pierre et Bazin dévoraient des yeux cet écran montrant ce jeune homme s’approcher du frigidaire. Dans un tintement retranscrit par les hauts parleurs, il s’empara d’une bouteille de vodka. Un craquement onctueux leur fit comprendre qu’il se servait en gros chocolat pâtissier. « Ca y est, ça y est, ça y est, » répétait Bazin avec ferveur dans un murmure éteint. « J’en ai assez vu, déclara un auditeur péremptoirement. On se moque de nous ici ! » Mais avant qu’il ne tourne les talons, la voix de Laurent au travers du haut parleur accrocha une dernière fois sa curiosité : « Alors…enseigne Blatsky…je me demande si tu es bien mort, comme on le dit…on va bientôt être fixé… » Il sembla chanceler un peu, dodelinant de la tête. Pierre s’accorda une demi seconde pour vérifier, le cœur battant, que tous les programmes d’enregistrement étaient opérationnels et en fonction. Laurent arracha maladroitement le bouchon et le fit tomber au sol en s’offrant une grande lampée d’alcool. Il s’accorda un ou deux pas, puis s’accrocha au dessus de son petit frigidaire. « Blatsky… » murmura-t-il encore, avant de brandir bien haut la bouteille à la renverse, lèvres sur le goulot. Et sur l’écran, l’image de Laurent devint en une fraction de seconde plus terne, grise, vague…vaporeuse. Pour disparaître en un instant, la bouteille droite sur le frigidaire. Laurent avait disparu. Un coup d’œil de Pierre sur les multiples détecteurs lui indiqua que Laurent avait véritablement, totalement, physiquement, disparu. Alors que Bazin restait bouche bée comme un idiot et que les deux autres imbéciles en cravate gloussaient de surprise, Pierre tira son acolyte par la porte et le planta devant celle de Laurent. « Ouvre vite ! » Mais les doigts boudinés de Bazin glissaient sur l’encombrant trousseau de clefs sans trouver la bonne, d’autant plus que l’éclairage du couloir baissait aléatoirement en intensité sous les coups intenses de l’orage. De rage et d’impatience, Pierre fit céder la porte d’un seul coup de pied porté sur la serrure, et ils pénétrèrent tous un par un dans l’appartement propret de Laurent, qui ne s’avéra renfermer, après une rapide et silencieuse inspection, sinon son locataire, que l’évidence : ils étaient bien seuls. Pierre s’empara avec hargne de la hampe de la bouteille de vodka entamée, alors que Bazin bredouillait des inepties, se sentant coupable de quelque chose, probablement de sa stupidité. « Alors messieurs du trésor public, avez-vous vu ceci ? » demanda Pierre dans un pathétique simulacre de monsieur Loyal, affalé lui aussi sur le réfrigérateur, comme anéanti d’avoir tenu si près quelque chose qui lui avait finalement glissé entre les doigts. « Avez-vous vu l’homme qui se tenait ici, boire, boire cette bouteille, et partir ? » Ils regardaient Pierre, peut être pour la première fois avec un certain…un certain respect. Après avoir embrassé l’appartement d’un regard circulaire, l’un d’entre eux déclara tout de même : « Vous dites qu’il est parti, mais où est-il parti ? » Pierre explosa d’un rire qui devait contenir quelques larmes, et avec de la rage dans la voix, hurla en retour : « Ha ! Vous voyez que parfois, ça vous arrive de poser les bonnes questions ! » Et sans un autre regard pour eux, renversa aussi la bouteille sur ses lèvres et se noya la gorge dans l’alcool encore tiède. Chapitre 1 Dans lequel Margot apprend qu’un homme avec un parapluie est un homme avisé. En glissant dans ses entrailles, la vodka incendiait son corps plus que n’importe quel accord de Franz Ferdinand. Mais…oula…cela montait rapidement à la tête…et pour poser son verre…ah, bien, il était déjà plus dans sa main, parti on ne sait pas où. Margot avait plus les idées claires, mais à son passif elle avait pas mal picolé ce soir là. Elle et son pote Jonas avaient prévu une petite soirée sympa à un bal guinguette, sur une place Contrescarpe blindée par les touristes, et encore humide d’un orage de tous les diables qui s’était abattu l’après midi même. Mais ça avait pas empêché les chinois de placer leurs stands en extérieur avec nems et brochettes, et l’arménien son énorme bol vodka citron / vodka cerise. Elle et Jonas, c’était plutôt New Casino et rock underground, Magic à la main et Rock n Folk dans l’autre, mais faute de grives, elle avait accepté les nems et la vodka, et pas qu’un gobelet, d’ailleurs, mais Jonas était bien parti lui aussi. Sur la place, face à la fontaine aux jets inversés, on avait dressé une petite scène abritée où se produisait une bande pas très assortie qui devait tout à son claviste – chanteur, et le saxophoniste quand il s’enflammait, mais ça était arrivé qu’une seule fois ce soir, sur une bonne vieille reprise de owner of a lonely heart des familles. Sans transition la troupe avait annoncé un morceau classique et s’était engagée dans une pathétique reprise d’un Chostakovitch mielleux façon André Rieux et surtout, façon synthé pourri style bontempi. Mais Jonas s’en sentit soudainement inspiré, et s’élança sur la place en dansant, ou plutôt, en planant, les deux bras en croix et courant par bonds joyeux tout autour de la fontaine. En guise de kérosène, l’avion Jonas devait plutôt carburer lui aussi au mélange arménien. Margot tenta de suivre sa tignasse blonde enserrée dans ses énormes écouteurs mais c’était un peu trop demander à son esprit embrumé par la boisson et elle s’appuya contre un mur, avec la sensation étrange de dériver sans pour autant bouger, les membres pris dans le béton et les pavés dansants de la rue. On retint sa chute : « Mad’moiselle, il est temps de rentrer chez toi. » Le temps de faire le point avec les yeux, et oh…un joli garçon, enfin, pas vraiment, mais un peu. Un visage symétrique de gagnant de la Star Ac, une coupe à la Sum 41, à la Jonas quoi, mais fait exprès. Mainstream. West coast ou californian ou college rock, à la rigueur. Mais joli garçon, donc, et malgré elle toute une farandole de pensées dansèrent dans son esprit et lui arrachèrent un sourire coquin. Mais lui ne souriait pas du tout en retour. « Je te raccompagne chez toi, allez. » Et de la hisser sur ses épaules. Et de la porter le long de rues ruisselantes d’une foule qui fichait un tournis de tous les diables à Margot. Comme des brasiers aveuglants les réverbères s’allumaient sur leur passage, et bien qu’elle traîna des pieds, qu’elle rechigna, qu’elle se mit à pleurer ou à rire sans raison, celui qu’elle croyait être un inconnu se montrait d’une patience considérable, la chargeant de nouveau sur ses épaules pour ne se reposer qu’aux coins abrités des rues en désordre bordant la colline Ste Geneviève. « Je te connais, hein » « Ouais. » Il la laissa s’affaler contre une grande porte métallique. Non loin de là, le vent soufflait dans les hauts marronniers du jardin du Luxembourg, étouffant la rumeur d’un boulevard fréquenté et les éclats des joueurs d’un match de foot nocturne improvisé sur la petite place en face du Sénat. Il commença à trifouiller un digicode. Margot laissa échapper malgré elle : « Mais ce n’est pas chez moi ici…vilain garçon. Tu veux m’emmener chez toi, hum ? Je n’ai pas dit oui. » Son interlocuteur, la vingtaine imprécise, un peu comme elle, quoi, afficha son premier sourire, un peu teinté de malaise. « Margot, tu veux bien venir avec moi ? » Margot échappa son rire de saoule et se lova contre lui : « Ou ou que vous êtes entreprenant, mais…allez vogue le surf, quicksilver ! Allons écouter marron five ou les hanson jusqu’au bout de la nuit ! » Elle explosa de rire en se retournant sur la porte. D’aussi loin qu’elle puisse fouiller, elle ne se souvenait pas depuis quand elle avait eu de relation sexuelle. Peut être même était elle encore vierge, qui sait ! Tout se confondait dans…ah, le verre de trop. On ne sait jamais quand il vient. Quoiqu’il en soit et quoiqu’il lui arrive, ça ne lui ferait pas de mal, oh non, pour ça, elle était bien confiante. Pourvu qu’il soit entreprenant, elle était trop vannée pour faire dans le protocole. Il tira d’un portefeuille un petit papier sur lequel l’on avait tracé au crayon gras une dizaine de chiffres. Mais à ce moment là, une main gantée de cuir noir se referma sur son poignet, et une voix suave comme celle du diable prononça ces mots : « Il y a erreur. Mademoiselle n’habite pas ici. » Une haute silhouette enserrée dans un loden sombre qui tombait jusqu'à terre. Un gilet, des gants et des bottes noires, façon trip gothique historique, mais surtout, la cerise zarbi sur le gâteau du lugubre, un chapeau dont les bords tombaient mollement sur le coté, piqué de deux épingles tenant un voile de dentelle noire masquant totalement les traits de son visage. « C’est quoi cette blague ? Barrez vous espèce de taré ! Margot vient avec moi ! Dis lui, toi ! » répondit l’autre affolé. Mais Margot était bien trop impressionnée par ce que donnait cette apparence étrange filtrée par le voile de l’alcool pour prendre parti. « Nenni. Margot va rentrer chez elle, seule. Dès qu’elle aura recouvré ses esprits. » Le jeune homme attrapa la main de Margot et croisa ses doigts avec les siens. « Nous sommes ensemble. » Le voile sombre se pencha sur eux, semblant les engloutir. L’extrémité d’acier d’un parapluie se pressa contre le cou du jeune homme. La voix suave pesait chaque mot, rendait son respect à chaque ponctuation, emplissait de silence les instants graves. « J’en doute. Il serait discourtois d’abuser de l’égarement passager de cette jeune fille pour d’obscures motivations, n’est ce pas ? » L’autre, les lèvres tremblantes, ne pouvait détacher ses yeux du voile, tentant désespérément d’y percevoir des traits. « Mmmais…vous croyez que vous me faites peur avec votre parapluie…et… » « Mon parapluie vous fait peur, car un homme avisé ne sort jamais sans son parapluie. Et qu’un homme avisé sait choisir son employeur, le bon employeur. Fuyez, maintenant, ou je vous tue, je vous perce la gorge d’un simple mouvement de poignet, et méditez à tout ceci. » Il souffla sur son voile et celui-ci se souleva à peine pour que son vis-à-vis déjà inquiet puisse distinguer son visage. Il pressa à peine son parapluie et l’autre s’enfuit si rapidement qu’on aurait dit qu’il cavalait à quatre pattes. Au coin de la rue, où se dressait une église, il eut comme un cri de terreur, puis il continua encore à courir. Margot, l’esprit embrumé, ne comprenait pas tout, mais elle baignait dans son insouciance coutumière. Le diable en noir s’appuya sur son parapluie et extirpa d’une poche intérieure une jolie flasque bombée en métal brillant. « Une gorgée de ceci, Margot, vous remettra d’aplomb. » Bah, puisque le verre de trop était déjà passé, y avait plus de contre-indication. Elle saisit maladroitement la flasque, tenta de l’ouvrir en vain mais les mains gantées lui vinrent en aide. Elle s’envoya une bonne rasade, et aussitôt, la réalité s’accorda comme la vibration d’une corde de guitare, et tout cessa subitement de tanguer et de danser pour revenir à une morose, mais ô combien stable, réalité. Encore sur le coup de l’étonnement, Margot fit un pas en avant et s’écroula misérablement. L’inconnu la souleva par l’épaule avec beaucoup de soin et expliqua : « Votre lucidité est de retour, mais il faudra attendre le traitement de l’alcool par votre organisme pour regagner toute votre motricité. Je vous conseille de cuver dans un endroit tranquille et, à vous aussi, de méditer. Aux méfaits des abus, par exemple. » Il pressa comme l’aurait fait un amoureux une mèche de ses cheveux au travers de ses mains gantées. Puis de la pointe de son parapluie il fit l’inventaire de la tenue de Margot : sa chemise noire, son gilet de fine laine noire, sa petite jupe de grosse laine verte sombre, son collant de tissu noir et ses bottes de cuir noir. « Vous comme moi sommes presque tout de noir vêtus. » conclut-il comme si cela expliquait tout. Margot l’interpella : « Monsieur le gothique, puisque je ne connais pas votre nom mais que vous connaissez si bien le mien, puisque tout le monde semble me connaître ce soir ! Vous venez d’où. Vous êtes qui. » « Je suis celui venu vous aider. » « Oh, merci. C’était vraiment nécessaire, vous pensez ? Pour une fois qu’un garçon me serrait de près…enfin, c’est pas que ça arrive jamais, mais… » « Vous vous méprenez sur les intentions de ce jeune homme. Il n’avait pas l’intention de vous mettre dans son lit. » Des histoires terribles défilèrent alors dans la tête de Margot et elle déglutit avec peine. « Bon, ben, merci alors. » Le voile noir et le chapeau s’inclinèrent poliment. « Je l’ai fait au nom d’un très cher ami, que nous avons en commun. » Il se retourna et s’en fut du coté du Boulevard St Michel. Margot, chancelante, ne fit pas un pas supplémentaire pour le rejoindre : il lui faudrait encore quelques minutes pour marcher sans peine. Elle resta encore quelques minutes accolée à cette porte de métal glacé, bercée par le souffle du vent dans les arbres, puis, rasant les murs, gagna un banc de pierre jouxtant une fontaine silencieuse. Heureusement d’ailleurs qu’en plus à cette heure l’eau n’y coulait pas, car, le cerveau vidé par toutes ces singulières rencontres, elle ne pensait qu’à sa vessie pleine d’alcool, et pour l’instant, elle ne pouvait pas faire un pas de plus. Chapitre 2 Dans lequel Jérôme apprend que l’injustice est une constante de ce monde absurde. Oui, un besoin d’uriner. Ne me regardez pas comme cela, je vous en prie. Faire pipi ? Cela correspond mieux à votre amplitude lexicale ? Que je reprenne tout depuis le début ? Comme vous voudrez. Vous le constaterez. Ma patience est infinie. En préambule, il me semble pertinent de mentionner deux caractéristiques avérées à ce jour et relatives aux faits suivants : que, premièrement, l’anecdote que je suis sur le point de vous raconter à une importance cruciale pour la bonne compréhension de la totalité des événements qui ont suivi, et que des réactions ou des comportements dans l’histoire qui suit vous sembleront cocasses ou incohérents : mais il n’en est rien : car n’oublions pas qu’à l’époque nous étions au Lycée, et que les relations sociales en ces lieux d’études obéissent à des lois tacites, qui à la lumière de la complétion du passage à l’âge adulte semblent parfois absurdes. Depuis plus avant encore ? Mon nom ? Ils m’appelaient « petit Jérôme ». Vous devinez sans peine l’origine de l’adjectif. C’était en début d’année, un septembre chaud entrecoupé d’orages, l’année du bac. Pour des faits de vandalisme que je ne suis pas allé vérifier de visu, les toilettes des filles n’avaient pas été disponibles pendant précisément ce jour fatal, ce qui était terriblement embarrassant, pour elles, et pour moi. Mais plus fort que le protocole, le besoin naturel, et ce jour je me souviens encore courir pendant la pause déjeuner pour me rendre aux toilettes alors qu’il me semblait qu’il n’y avait personne, et, à mon double soulagement, ce fut le cas. Néanmoins, au moment…au moment de ressortir du box, et bien j’entends la voix grave et dure de Boris, la terreur de ma classe et du Lycée, un espèce de gros morse au cou de taureau qui aujourd’hui doit être un habitué des jobs de sécurité ou de manutention, vous situez le personnage. Je vous présente mes excuses pour ce portrait subjectif, mais cet individu m’a fait beaucoup souffrir ; je lui arrivais à l’époque à hauteur de son estomac, et encore, quand je me tenais droit, et je ne comptais plus chaque jour toutes les occasions où je fus l’objet de ses remarques moqueuses. Donc, je me verrouille dans mon box, d’autant plus que la personne qu’il interpelle est Nadège, ma deuxième terreur à moi ; dommage d’ailleurs, car dans ses yeux clairs et ses cheveux blonds, et ses traits anguleux, il y avait la beauté des lieds, et dans sa vive intelligence, une malice à faire frémir. Il est étrange de constater que les relations de crainte et de haine sont proches des relations d’affection, et finalement, j’avais plus de liens avec cette Nadège qui se moquait de moi tout autant que Boris (mais avec beaucoup plus d’astuce, donc de façon plus douloureuse) qu’avec ceux qui me méprisaient par leur silence. J’entends Boris qui s’approche d’elle en ricanant d’une façon qui m’effrayait. J’étouffais ma toux après avoir inspiré ce que j’identifiais comme la fumée d’une cigarette ; mais le fumeur en question, contrairement à mes attentes, c’était Nadège, qui réplique, très vulgairement d’ailleurs, excusez moi : « Je t’emmerde. » Je devine des gestes violents, et je vois des objets rouler sur le sol. Je me penche donc pour observer le drame, car drame il y a, et d’autant plus drame que pour rien au monde je n’aurais bougé : Boris qui d’une main plaque les deux poignets de Nadège contre le mur, et une autre main qui prévient les coups de genou qui partent dans la direction idoine, tout ceci, avec force ricanements et menaces à faire froid dans le dos. Certes je ne bouge pas, mais non paralysé par une fascination morbide, croyez le : je suis simplement choqué, choqué devant cette barbarie. Et puis j’étais…innocent, et dans ma candeur je ne pensais pas…qu’il puisse y avoir plus que tout cela, bien sûr, cela me semblait impossible. Et c’est là que Samir est intervenu, en se jetant d’un bond comme un loup à la gorge d’un bison : ses deux bras enserrant la tête de Boris et hurlant « Lâche là, sale con ! ». Je dois dire que j’enviais son courage inconscient, à fortiori car Samir, pas vraiment arabe avec son basané palot et sa coupe de cheveux façon footballeur des années 80, ses goûts musicaux pas vraiment R’n’B, mais un prénom très typé, était vite devenu le « faux reubeu », et par là même, une personne qui cherchait encore son groupe dans la société du Lycée. Mais Boris faisait deux trois fois son poids, et il te l’attrape, mon vieux, comme s’il s’agissait d’un sac vide, et il te le jette sur le sol. Je me souviendrais toujours de cette vision héroïque qui nous apparut soudain dans l’embrasure de l’entrée, un héros, vraiment, alors qu’à l’époque, il n’en avait rien d’un, à nos yeux. Lucas, un grand type maigre, d’habitude silencieux, impénétrable, comme le masque sans vie qu’était son visage, perdu dans des méditations opaques, mais que tout le monde connaissait sous le sobriquet insolite de « cravate-man », parce que pour une raison qui m’était alors inconnue, il était le seul élève de France à venir tous les jours en cours avec une chemise blanche et une cravate noire. Même s’il y avait eu des quolibets et des provocations, son silence de pierre avait usé toutes ces tentatives et on employait le mot « cravate-man » avec sérieux, comme s’il s’agissait de son véritable patronyme. Mais à ce moment là, plus de mutisme, plus de neutralité, et dans ses yeux, vous allez me trouver lyrique, mais dans ses yeux, je vous le jure, un véritable brasier. Il avance vers Boris de quelques pas rapides, et cet idiot de Boris n’est que trop heureux de pouvoir coller un autre gars à terre, mais la surprise, c’est que cravate man frappe sans crier gare, et pan ! voilà le butor sur un genou, et cravate man qui donne un revers et qui te l’envoie contre un mur, et je peux vous dire que je suis certain que s’il n’y avait eu personne pour les en empêcher, il l’aurait frappé encore et encore jusqu’à ce que le pire, oui, le pire ! s’ensuive. Mais il y eut quelqu’un : la personne en question était détestable au possible ; entre Boris et Nadège, j’avais déjà des ennemis, mais il s’agissait là d’une instance supérieure, de l’ennemi commun. Nous avions le privilège dans notre petit Lycée parisien d’appliquer toujours un règlement hors d’âge avec heures de colle, pions et tout le tintouin. Et en l’occurrence, un nouveau surveillant s’était fait remarquer dès les premiers jours par un zèle à distribuer ces punitions proche du sadisme, d’autant plus qu’il était gros, graisseux, suintant au travers d’une mauvaise barbe et d’un physique ingrat qu’il cachait sous de gros pulls de laine ; nous le haïssions tous. Il sépara avec violence cravate man de Boris, et tout le monde se mit à hurler dans un chaos brownien. Il menaça tour à tour Boris qui gueulait comme un veau, et Lucas dont le regard s’était éteint de renvoi immédiat de l’établissement ; puis il s’en prit après à Nadège, à son paquet de cigarettes, et à Samir. « Mais c’est complètement injuste. ». Cette phrase pleine de bon sens émanait de Margot, une autre jeune fille encore de ma classe ; elle était plutôt sympathique à mon égard, ce qui n’était pas surprenant étant donné qu’elle fréquentait pas mal de personnes un peu limite. Décidément, tout le collège s’était donné rendez vous aux toilettes. Et le pion qui se mit à gueuler de plus belle, contre Margot, puis tous les autres reprirent une deuxième tournée d’engueulade. J’ai eu de meilleures décisions dans ma vie, mais, je dois vous avouer que je n’avais aucun doute à l’époque que toute personne douée de raison, et nous le sommes tous, n’est ce pas, donc, toute personne douée de raison, confrontée à l’éclairage objectif des faits choisissait sans mal les décisions justes et du bon droit. C’est pourquoi tremblant dans mon fort intérieur mais avec l’assurance de ma candeur, je déverrouillais le box, traversait l’intérieur dans un silence tendu et me lavait consciencieusement les mains. La preuve de ma bonne éducation ainsi faite, je levais le regard vers le surveillant et confirmait : « Effectivement : c’est injuste. J’ai été témoin de toute la scène et je peux vous dire… » Mais je n’eus pas le temps de développer la situation : « Je ne veux rien entendre ! me hurla-t-on. Avertissement Conduite pour tout le monde et rendez vous samedi, aux aurores, pour quatre heures de colles à recopier le règlement ! » Là, c’était injuste. Moi aussi ? Bien entendu, moi aussi. En un instant je me trouvais anéanti, discernant à peine ce qu’il se passait, Boris et cravate man poussés dans le dos par le surveillant vers le conseiller d’éducation, Margot qui taxait une cigarette à Nadège et Samir qui enchaînait des chapelets de jurons. Pour eux le temps continuait, mais pour moi, mon existence toute entière me semblait comme tranchée en deux. Moi l’élève modèle, des heures de colle ? Un avertissement conduite ? Adieu math sup, math spé, adieu grandes écoles, adieu la noblesse de la recherche française, me voilà flétri par une fleur de lys administrative posée dans la plus grande injustice. Le reste de la journée se passait comme dans un rêve : je n’étais plus rien, j’étais un bandit. Aucun sens de la mesure ne m’habitait. A la sortie, ma sentence fut confirmée, j’appréhendais maladivement le retour à la maison. Que mes résultats soient bons ou mauvais, (en fait ils n’avaient jamais été mauvais) mon père n’exprimait en apparence qu’une indifférence à ceux-ci, il avait toujours été préoccupé par ma taille lors de nos rares échanges, et de ce fait avait refusé qu’on me fasse sauter des classes. Et quant à ma mère, et bien, elle abondait dans les jugements de mon père. Je le trouvais penché dans la lecture attentive de l’Humanité étalé sur la table, et lui expliquait sans détour et avec une angoisse paralysante la sanction qui m’avait été infligée ; il se contenta juste de lever la tête : « Pourquoi t’as eu un avertissement conduite ? » « Je ne sais pas, ai-je répondu. J’ai eu, me semble-t-il, un comportement irréprochable. » « Moi, les mecs qui ont des comportements irréprochables, je leur colle des avertissement conduite. » Et il s’est replongé dans la lecture de son journal, sans indice complémentaire pour me laisser comprendre s’il s’agissait d’ironie ou de déception. Le monde s’écroula un peu plus. Déjà que j’étais pas bien costaud, si en plus je devenais un élève ordinaire, j’étais condamné à un avenir des plus ternes. De ma fenêtre en vis-à-vis avec la tour jumelle, je dominais les minuscules passants se pressant sur la dalle en contrebas. Je tirais de ma collection d’ouvrages et de périodiques scientifiques mon préféré : un recueil de références sur les normes physiques, ma passion depuis toujours. Je le connaissais par cœur mais j’aimais relire les formules de conversion que je trouvais particulièrement plaisantes. Le marque page séparait l’ouvrage à la définition du Lux, mon petit chouchou. Je ne peux oublier les circonstances dans lesquelles cet ouvrage si précieux me fut offert ; ainsi que la dédicace si particulière : « Personne, en ce monde, n’est à la place qu’il mérite. » Chapitre 3 Dans lequel Julie apprend avec quoi écrit-on un excellent livre. Julie était de celles qui goûtent l’ironie comme un fruit sucré, et relisait avec nostalgie la dédicace complétée de la métamorphose de Kafka, offert en retour deux ans plus tôt : « …heureusement, car sinon personne n’aurait envie de faire changer l’état des choses. » Les feuilles des marronniers du jardin du Luxembourg la berçaient de leur bruissement régulier, et le vent tiède qui les caressait la caressait elle aussi et l’accompagnait le long de sa marche tranquille. En ce début d’automne, c’était la chaleur du soleil qu’il fallait plutôt chercher, et une chaise de métal aux coudes allongés bordant la grande fontaine centrale lui sembla un magnifique point de chute. Frôlant de l’index l’écriture malingre et hésitante de son auteur malingre et hésitant, elle méditait sur le changement de l’état des choses, sur le fleuve d’Aristide et les cycles de la cosmologie indienne ; mais elle eut rapidement honte de sa vanité, et quand elle leva les yeux, le diable, songea-t-elle, le diable se tenait devant elle. En fait de diable, il s’agissait d’un homme élégant de posture et de vêtements, assis sur la même chaise, en face d’elle à deux pas au plus. Il avait trente, quarante ans ? Quel que soit le chiffre, cela faisait de lui quelqu’un de beaucoup trop vieux pour ne pas être prudente. L’opacité totale de ses lunettes teintées ne dissimulait néanmoins pas son regard braqué sur elle, et Julie vérifia donc que sa jupe de tweed recouvrait bien ses genoux. Il l’aborda aussitôt sans détour ; il était déjà trop tard pour fuir, car il la captura en quelques mots : « Bonjour mademoiselle Julie Castre. C’est un grand plaisir pour moi de vous rencontrer. » Car le diable aurait cette voix. « Vous me connaissez ? » « Allons, allons. Je suis comme tous ceux qui vous ont lu. Mais contrairement à eux, je réalise un rêve, celui de vous dire en personne : merci. » Et le diable charmerait ainsi. Mais tout avait été mis en œuvre pour que l’anonymat soit complet ; si cet homme la connaissait, cela ne pouvait être qu’un collaborateur de son éditeur. Ou bien un lecteur, effectivement, animé d’autres motifs ; car en effet nulle excitation ne se trahissait dans son immobilité réservée, nulle impatience, nulle émotion. « Vous devez confondre. » « Ne jouons pas à cela. » « Mon éditeur vous envoie ? » « Je suis un de vos adeptes. » « Adepte de quoi ? » « Adepte de La Marche des Fous, votre ouvrage. » « Une jeune fille de quatorze ans aurait écrit La Marche des Fous ? Qui est le fou dans cette histoire ? » Et l’homme de transparaître un sourire. Dévoilant deux petites canines qui rappelaient quand même sa condition de prédateur. Et sa voix de s’étouffer dans une fugue crescendo vers le murmure : « La Marche des Fous est exceptionnel, il n’est pas difficile de croire qu’il ait été écrit par une jeune fille ou un sage vieillard, il est difficile de croire qu’un tel livre ait été écrit tout court. Néanmoins il existe, et je suppose que la personne qui a accepté de le publier a dû bien se retrouver perplexe quand il a fallu évoquer son auteur. Et si l’on l’encense aujourd’hui de soufre et qu’on le flambe de calomnies, c’est parce qu’il est délicat de distribuer des prix internationaux à une personne qui est sensée connaître si bien la nature de l’homme et pourtant qui a si peu vécu… » et dans un souffle il poursuivit : « …et qui depuis ce coup de maître n’a pu tirer une ligne supplémentaire. » Julie referma avec aigreur La Métamorphose. Bien visé, bien touché. Un merle se posa sur le rebord de pierre de la fontaine et picora quelques perles d’eau. « Vous voulez mon autographe ou mes larmes ? » « Il y a méprise. Je ne doute en aucun cas que vous en soyez l’auteur. » « Votre avis ne m’intéresse pas. » « Cela par contre j’en doute. Vous avez échappé à la reconnaissance d’un monde qui ne vous a pas compris. Mais moi, je vous comprends. Je vous ai reconnue. » « Comment avez-vous su… » « Chacun y a lu ce qu’il y cherchait. Moi, je vous cherchais, vous. Je savais que vous seriez ici. Je vous ai reconnue, car vous êtes belle. » Mais Julie ne sourit pas, au contraire, son sang se glaça et sa froideur pénétra ses muscles et la lumière de son regard. Et d’une voix plus grave et plus adulte qu’elle l’aurait imaginé, lança : « Et qu’attendez vous, vieil homme, de cette rencontre ? » « D’autres mots venant de vous. » « Vous l’avez dit vous-même : plus une ligne tirée. » « Et pourtant une réalité protéiforme bouillonne en vous ; connaissez vous ces phrases insensées qui vous hantent sans raison ? Parfois je m’enferme dans mon étude, concentré sur un ouvrage ; je ne fais que marmonner sans fin, pour fixer ma pensée dérivante, toujours la même phrase, ces phrases venues d’interconnexions neurologiques aléatoires, mâtinées de nos inclinaisons inconscientes, ces…filaments issus de la masse vivante et créatrice de l’esprit. Voyez vous ce à quoi je fais allusion ? » Il y avait dans la voix et le feu de cet étrange interlocuteur une séduction inquiétante qui conférait à la fièvre de la folie et ne manquait pas de troubler une jeune fille rêvant de fuir des aventures terrifiantes qu’elle aurait entraperçues. « Oui, voici celle du moment : « Sagittaire, il s’agit de se taire ». » Il la nota consciencieusement dans un carnet relié de papier froissé sorti de la poche de sa veste. « Et ni vous ni moi ne sommes Sagittaire. C’est ainsi donc que La Marche des Fous s’est écrite : sous la dictée implacable d’un esprit qui ne semblait pas vôtre. » Comment pouvait il si bien décrire le malentendu de toute sa petite vie ? Pour la connaître aussi bien, il ne pouvait effectivement n’être que… « Vous êtes le diable. » Il se mit debout, se dressa de toute sa hauteur et l’ombre qu’il faisait en lui masquant le soleil sembla l’envelopper dans un linceul tangible. Et d’une précaution si mesurée, si attentionnée, il se pencha sur elle d’une façon qui ne manqua pas d’éveiller une certaine panique et un émoi sensuel. Elle tremblait même quand son visage fut tout près d’elle et ses mains appuyées sur son propre accoudoir proche des siennes, et quand elle crut deviner comme une pâleur dans l’un de ses yeux, et qu’il lui glissa amoureusement : « Où se cache le diable mademoiselle Castre ? » « Je vois son œil blanc » « OU SE CACHE LE DIABLE ? » hurla presque son interlocuteur, achevant de bouleverser la jeune fille, provoquant dans son dos un envol de corbeaux. « Dans…dans les détails ? » hasarda-t-elle. « PARFAITEMENT ! » puis il poursuivit dans un murmure et un sourire : « Bonne réponse. Le diable se cache dans les détails. Quant à moi, je ne suis qu’un diable amateur. » Il se dressa de nouveau. « Ne négligez pas les détails. Notez toutes les petites phrases absconses qui peuplent vos pensées dérivantes. » Il recula d’un pas. « Si vous êtes sage, je reviendrais vous voir. Si vous êtes une jeune fille sage. » Cet homme habile savait jouer avec les mots, les intonations et les non-dits. Elle s’était senti quelques instants une femme de son envergure, et non plus quelqu’un de prisonnier dans ce corps de petite fille. Elle refusait de s’avouer déjà qu’elle penserait à lui en des biais qui lui faisaient déjà honte. Il ajouta encore : « Ah, une dernière devinette, Julie. Selon vous, que faut-il pour écrire d’excellents livres ? » « Et bien… » sa voix grelottait d’hésitations aigues, elle se haïssait. « D’excellentes idées ? » « Je vous croyais plus fine. » Il l’éclaira enfin, avec ambiguïté et sous entendus : « Les livres, excellents ou non, sont écrits avec des lettres. Avec des lettres, Julie. Avec des lettres.» Chapitre 4 Dans lequel Hué ne dort pas et ne bronche pas. « Et les lettres, la fonte que vous choisirez, portera autant de sens que les mots eux-mêmes ! ». Et le prof qui assénait cela en martelant son poing, des craies, n’importe quoi qui fut dur et sous sa main, tirait Hué des méandres de son assoupissement. Ce vieux type, genre y a pas eu de mode après 1950, s’approche et attrape Hué par le menton. « Vous l’asiate. Quand j’écris n°1, qu’il y a t il entre n° et 1 ? » Hué dézippa son col camionneur, engourdi dans un sommeil contre lequel il lui semblait lutter depuis toujours. Une légion d’yeux moqueurs toisait le Coréen joufflu. Dans un bâillement il lâcha : « Et bien…une espace fine. » Lèvres pincées, s’inclinant avec circonspection, le professeur de typographie convint sèchement : « C’est exact. » Et de s’en retourner à son cours. Merde, Hué, pourquoi tu t’endors alors que c’est le seul cours pour lequel tu t’es inscrit à cette foutue école ? Cette école qui te coûte…Hué, t’es vraiment un con, t’es à 4 heures du mat à Aubervilliers pour faire de la manut pour payer l’école, et tu suis même pas les cours ! Grommelant contre lui-même, il reprit sa concentration. Les cours de l’école Estienne étaient n’étaient pas passionnants, mais c’était le top à son niveau. Un jour l’école Helvétique peut être. Car Hué était un fou de typographie. Un maniaque des fontes. Sa folie du moment, c’était la Cooper Black. Un véritable amour de collégien. Mais l’école Estienne, c’est des milliers de boules par mois, et depuis que les boules étaient devenus euros plutôt que des francs, c’était plutôt des boulets. Donc dans le noir de chaque matin, il attendait sur un banc gelé, enfermé dans son survêt, les pieds posés sur son skate, que les responsables de la manutention viennent faire la pêche aux bras. Des bras pakis, la plupart du temps, qui jactaient pas un mot de français, mais son français à lui était excellent, ainsi que son mandarin, et par l’entremise d’un sikh qui baragouinait le mandarin et le paki, il pouvait rendre compte aux chefs et diriger l’opération. Et surtout, c’était l’essentiel, gagner un peu tous les jours sans trop se crever. Ce matin les pakis s’amusaient à faire un petit foot avec un mini-ballon chopé dans une caisse. Forcément on y voyait pas grand-chose et les trois quarts du temps Hué les observa chercher dans les terrains vagues le ballon perdu. La techno à fond dans les oreilles l’empêchait de s’endormir. Puis Bertrand, un petit gars trapu avec une voix de personnage de dessin animé, mais que Hué, baissant les yeux, appelait respectueusement « chef » s’amena et commença à faire le tri dans les pakis qui sautaient sur place pour se vendre. Bertrand était réglo et s’il payait black, il payait bien, parfois en marchandise, et du coup, les pakis ramenaient les frères, et les cousins. Et les amis. Et ainsi de suite. Mais ce matin là deux men in black se sont pointés, du genre costume inspecteur de police comme on en voit à la TV. Personne sauf Hué, bien entendu, ne capta le bref échange. Un des types harangua Bertrand en s’approchant de lui à grands pas : « Inspection du travail ! Qui est le responsable ici ? » Question débile, car réponse évidente. Et Bertrand de sortir pièce d’identité, K-bis et tout le tralala. La torpeur de la nuit assourdissait une ambiance de mort et tous semblaient immobiles. Bertrand y serait pour son contrôle Urssaf, redressement à l’appui, et il devait pas y avoir beaucoup de Pakis avec les papiers de résident. « Et ceux là, indiqua l’un d’entre eux en pointant du menton. Ils sont salariés ? Vous avez votre journal des salariés ? » Bertrand suait à grandes eaux. Et c’est là que Hué s’approcha : « Excusez moi, Messieurs, fit il dans un français excellent. Je pensais que vous lui faisiez une plaisanterie mais apparemment pas du tout. Je me permets donc d’intervenir : moi…et mes copains ne travaillons pas du tout pour Bertrand, c’est juste un ami. » « Juste un ami ? Vous lui rendez service et vous lui portez sa marchandise, alors ? » « Pas du tout. Tous les jours, il la porte tout seul et ça nous fait marrer. » Hué hurla en chinois qu’il fallait se marrer, ordre retranscrit immédiatement par le sous fifre sikh, et tous les pakis se mirent à rigoler, parfois sans conviction. Bertrand se balançait, crispé, d’un pied sur l’autre. Un des types de l’inspection du travail s’approcha de Hué. Son visage était à contre jour d’un réverbère maladif : « Vous êtes en train de dire que tous ces indous, là, ils portent pas tous les jours la marchandise pour toucher leur petit billet ? Vous vous moquez de qui, là ? » Hué baissa les yeux et dit de l’intonation la plus respectueuse possible : « Non, pas du tout, Monsieur, je n’oserai pas. » « Que faites vous dans la vie, jeune homme ? » « Je suis étudiant en typographie, Monsieur. » « Vous avez eu votre bac ? » Ca en devenait insultant. Mais Hué gardait un contrôle absolu de lui-même. « Oui, j’ai eu cette chance, Monsieur. » « Et vos camarades, là, ils sont aussi étudiants en typographie ? Les cours ont lieu dans les entrepôts d’Aubervilliers, à trois plombes du mat, bien entendu ! » « Non ils sortent du taf, la plonge de nuit dans les restaus paki de leur famille. On fait un foot ensemble dès qu’on peut. Zidane, on adore. » Sur ce, il shoote dans le mini-ballon de foot et hurle en chinois qu’ils fallaient qu’ils jouent tous au foot, et croyez moi, ils se sont tous mis à jouer comme si leur vie en dépendait. Les Pakis devaient pas piger grand-chose de qui et de pourquoi, mais ils faisaient confiance, comme toujours, et c’était au mieux. Donc, sous les mines atterrées des agents de la fonction publique, un match acharné débuta sur le parking désert, sous les phares allumés des quelques camions ouverts. Une heure plus tard, libéré de son inspection, Bertrand vint les retrouver et composa les équipes. Non sans dire, tapant sur l’épaule de Hué avec une reconnaissance visible : « T’es un bon, petit gars, t’ira loin ! » Mais cette histoire d’inspection du travail leur avait fait perdre du temps et Hué, paye en poche, avait filé en skate sans même prendre une douche direction les Gobelins, et terminé en courant sur l’allée de graviers pour s’affaler – en retard – au cours de typo. Pas trop de potes dans cette école, les asiatiques, on les aime pas trop en graphisme. Trop doués pour reproduire, pas assez pour innover, toujours la même rengaine. De son skate il contourne la colline St Geneviève, croise le Boulevard St Germain et file vers les Halles. Après avoir fait un petit check de rigueur dans la salle de jeux vidéos de St Denis – ombres d’une autre époque – il attend son tour pour tester les derniers jeux à la FNAC, sa planche en bandoulière. Il repart sur rue Monge, au traiteur asiatique tenu par la famille. Rien de coréen, y a rien de coréen chez Tang Frères, mais une petite boutique qui tourne. Il prend le relais de son frère qui l’invective dans son dialecte : « Pas trop tôt, t’es jamais là, tu nous emmerdes. » Mais Hué la ramène pas, il l’ouvre même pas, de peur de se trahir. Car son français excellent suscite des soupçons dans la clientèle, alors il se laisse parler petit nègre sans broncher. « Bonjour Msieur, vous voulez un nouille ou riz avec porc ? » Et après le rush de 19 – 22 heures, sa mère prend le relais après avoir servi un repas au fond du restau avec toute la famille qui piaille. Le grand frère lit à voix haute un journal en coréen et informe la famille. Le patriarche, un pas rigolo de chez pas rigolo tradition, l’alpague comme tous les soirs : « Si t’apprends à dessiner les lettres, pourquoi tu dessines pas une enseigne ? Par exemple : « Délices de Monge ». Hué ne répond pas. S’il répond, va y avoir engueulade. Alors il termine son « nouille » tranquille. Après il monte à l’étage, mais depuis deux semaines, les cousins squattent sa chambre. Quand il rentre, comme d’habitude, ils s’excusent avec humilité et disent qu’ils trouveront bientôt un logement, ils l’invitent à dormir dans un coin, mais Hué ne répond rien. Cette histoire de famille squatteuse lui donne un bon prétexte pour prendre l’air. Il fait deux pas entre les matelas et les bagages ouverts, gagne son PC poussé dans un coin de table et torche rapidos les projets de typo qu’il charge sur sa clef. Dans un coin de la pièce, un cousin qu’il n’avait jamais vu découpait des bouts de pomme pour son fils qui les avale avec de la sauce piquante. Son portable vibre, un message : CYM. Check your mail. En deux clics il ouvre son compte mail et découvre : Object : Fw : graff session cette nuit Contact sérieux pour plan graff. Surface & visibilité. 1 am station fantôme ligne 10 jouez le jeu, ne fu2 qu’à des contacts du milieu Staff Graff Hué réfléchit quelques minutes, accroupi sur le sol. La station fantôme avait déjà été graffée de long en large, et dans le périmètre Hué voyait pas vraiment où l’on pourrait intervenir. Une cousine l’interpella par son nom de famille et lui demanda s’ils pouvaient se coucher maintenant, car il était tard. Il acquiesce et plie bagage en fourrant dans son sac à dos bombes et pochoirs. Hué dévale les escaliers plus vite qu’il n’en faut pour que sa famille l’attrape (marre de faire la vaisselle ou de porter des sacs de riz) et file au dehors. Il a pas le temps de poser le skate au sol qu’une main se plaque sur lui, la main de Lee Yong, sa grande sœur, celle qui sait parler français quand il n’est pas là et qui revient de la fac. « On rentre, Hué. » Pas de sourire qui vient dérider ses charmantes pommettes, ni de lumière éclairer ses yeux allongés et noirs. « Y a plus rien à faire, tout est rangé. » « Y a à dormir » et elle avait dit cette dernière phrase en français. « Tu prétends étudier, mais tes nuits, tu les passes dehors. » « La moitié de la Corée est en transit dans ma chambre. Je dors ailleurs. » Elle plongea son regard froid, dur, appuyé par des sourcils soucieux, dans ses yeux fuyants. « Tu n’as pas la tête de quelqu’un qui dort autant qu’il le devrait. Rentre. » Mais il se dégage d’un geste et glisse sur son skate. Elle l’interpelle alors qu’il disparaît au détour de la rue : « Ne compte plus sur moi pour te défendre auprès des parents ! » Mais Hué s’enfuit en quelques impulsions, traverse le quartier Mouffetard, et dévale le boulevard Soufflot, en direction de la tour Eiffel scintillante des feux des dix premières minutes de minuit.